Beaucoup de mes lecteurs me disent qu'ils n'avaient jamais entendu parler du syndrome du jumeau perdu avant de lire mon livre et que cela les a fait réfléchir. Je suis contente de ce retour car c'était l'un des objectifs de mon roman : faire connaître ce syndrome de façon plus légère, grâce à une histoire. Je m'exprime beaucoup plus facilement dans le biais de la fiction...
Mais avant... le début de la chanson "quelques mots d'amour" de Michel Berger...

- Vous avez l'air d'aller mieux, aujourd'hui, Laura.
- Oui, je suis en vacances, c'est pour ça.
Je n'étais pas encore prête à raconter à Mme Mélodie la véritable raison de ma bonne humeur. Même Andy ignorait ce baiser qui m'avait laissée sur un petit nuage : je gardais mon secret enfoui au fond de moi, savourant l'interdit. Je savais que si j'en parlais à quelqu'un, je serais confrontée à la bonne morale et la raison, ce que je préférais ignorer pour le moment.
- Vos enfants sont jumeaux, n'est-ce pas ? demanda la psychologue. Est-ce qu'il y a d'autres jumeaux dans la famille ?
- Oui, du côté de ma mère. Ma grand-mère avait un frère jumeau. Je crois qu'il y en a d'autres, que des jumeaux dizygotes à ma connaissance. Pourquoi ?
- Cela ne vous a donc pas surpris quand vos enfants sont nés...
- Si, parce que j'avais oublié ces histoires. C'est ma mère qui n'a pas été surprise.
- Pourquoi ?
- Je l'ignore, sans doute parce qu'il y a des jumeaux dans sa famille.
- Vous essayerez de lui demander si l'occasion se présente.
- D'accord, dis-je de plus en plus surprise, mais pourquoi vous me posez toutes ces questions sur mes jumeaux ?
Mme Mélodie croisa ses mains sous son menton, les coudes bien ancrés sur la table, et me regarda dans les yeux :
- J'ai une petite théorie que j'aimerais vous exposer. Vous y croirez ou pas, mais ce serait bien d'y penser pour comprendre certaines douleurs qui vous habitent.
J'étais impatiente d'en savoir plus. Cette petite femme était vraiment étonnante et savait ménager son suspense. Elle sourit et commença :
- Vous le savez peut-être, mais les jumeaux représentent environ un pourcent des naissances, avec environ trois quarts de jumeaux dizygotes et un quart de jumeaux monozygotes. Ce que vous ignorez peut-être, c'est que les échographies précoces au cours du premier trimestre ont montré récemment qu'environ une grossesse sur dix était gémellaire. ça, ce sont les faits.
J'étais suspendue à ses lèvres. Elle continua en consultant son petit carnet à spirales :
- Certains psychologues, comme le couple Austermann en Allemagne ou Claude Imbert en France se sont emparés du sujet et ont développé une théorie intéressante. Ils se sont rendu compte que certaines personnes qui souffraient d'un panel de symptômes semblables, comme la nostalgie, le vide et la solitude, la culpabilité, la peur de la mort omniprésente, sans lien avec un quelconque deuil dans leur enfance, avaient en réalité perdu un frère ou une sœur pendant leur vie utérine. Leur mère avait effectivement eu des saignements au cours de la grossesse et les médecins avaient confirmé qu'un embryon ou un fœtus avait perdu la vie. Parfois, ça se passe très tôt et l'embryon est simplement absorbé dans le placenta. Parfois, cela se passe plus tard, alors que le fœtus est bien formé. On a retrouvé ce qu'on appelle des « fœtus papyraceus » dans certains placentas après la naissance. Papyracé signifie que le fœtus est plat et desséché, comme un papyrus.
Je grimaçai de dégoût devant la description :
- Un bébé mort dans le ventre ?
- Il n'y a pas de décomposition dans l'utérus maternel. Le fœtus perd son eau et s'intègre au placenta. Je vous rassure, c'est assez rare, mais cela prouve que beaucoup de grossesses gémellaires passent inaperçues.
- Le bébé survivant se rend-il compte de la mort de son frère ou de sa sœur ?
- C'est difficile à dire. Les psychologues que je vous ai cités pensent que, dès le stade embryonnaire, le futur bébé ressent l'autre et ressent aussi sa mort. Rien n'est prouvé par la médecine. Par contre, ce qui est prouvé, c'est qu'au stade fœtal, au-delà du troisième mois, les jumeaux communiquent dans le ventre de leur mère. Ils se touchent, ils entendent le cœur de l'autre autant que celui de leur mère, ils se voient même sur la fin de la grossesse. Il a aussi été montré qu'à la naissance, les jumeaux ont autant besoin du contact avec leur mère qu'avec leur co-jumeau.
- Les sages-femmes me l'ont dit à la naissance de Lilou et Noah, en effet.
- Ce n'est donc pas absurde de penser qu'un bébé qui perd son jumeau subisse un choc équivalent à celui d'un enfant qui perd sa mère à la naissance. Les psychologues fondateurs ont appelé leur théorie le « syndrome du jumeau perdu ».
Un silence s'installa. Je commençais à comprendre où elle voulait en venir, mais je restai dubitative. Il y avait beaucoup d'incertitudes sur cette théorie que Mme Mélodie ne niait pas. Je décidai de revenir à mon propre cas :
- Admettons, dis-je, pourquoi pensez-vous que je souffre de ce syndrome ?
- Je ne pense pas cela, je me dis juste que vous pourriez vous y retrouver et faire les recherches adéquates pour voir si cela vous parle.
- Parlez-moi des conséquences de la perte d'un jumeau in utero.
Mme Mélodie s'éclaircit la voix et consulta son calepin couvert de notes. Elle avait visiblement bien travaillé son sujet.
- Un « jumeau né seul » -c'est comme ça que les spécialistes appellent le jumeau survivant- a été confronté à une perte qu'il n'a pas comprise et devant laquelle il a été impuissant. Il vit donc sa vie avec la sensation qu'il peut perdre encore, en permanence. C'est l'angoisse de la mort imminente dont je vous ai déjà parlé, vous vous en souvenez ?
- Oui, soufflai-je, en me remémorant notre seconde rencontre.
- Cette angoisse peut prendre diverses formes, comme une peur de la mort, tout simplement, ou comme vous le disiez, une tendance à toujours craindre le pire. Mais elle peut aussi se manifester comme une peur plus complexe du rejet et de l'abandon. C'est comme si la personne se disait en permanence : mon jumeau, qui était ma moitié, m'a abandonné, alors tout le monde peut faire pareil. Vous exprimiez la peur de perdre vos amis, de se quitter, la peur de perdre votre mari lors de vos disputes, la peur de perdre vos parents lorsque votre sœur est née... Cette angoisse de la perte est continuelle, chez vous.
Un frisson me parcourut. Mme Mélodie me fit un sourire rassurant et continua :
- Rassurez-vous, il y a des solutions pour sortir de cette angoisse et reprendre confiance en l'autre.
- Reprendre confiance en l'autre, marmonnai-je. Je n'ai déjà pas confiance en moi-même.
-Les « jumeaux nés seuls » ont très peu de confiance en eux, continua la thérapeute. On dirait même qu'ils ne veulent pas s'autoriser à vivre pleinement. Ils ont une tendance à être défaitistes et à refuser de voir leurs succès. Les psychologues qui ont travaillé sur la question appellent cela « l'impuissance apprise ». Comme ils ont échoué à sauver leur jumeau, qu'ils ont assisté à sa mort et à sa disparition sans pouvoir l'aider, ils vivent avec la certitude d'être incapables de changer le cours des choses. Une sorte de fatalité acquise.
Elle fit une pause pour me laisser assimiler les informations et continua, implacable :
- Je ne dis pas que vous êtes fataliste. Dans votre cas, c'est plutôt votre sentiment de culpabilité qui m'a interpellée. Vous ne vous autorisez pas grand-chose, vous avez tendance à vous sacrifier en permanence pour votre famille malgré les appels à l'aide de votre propre organisme.
- Vous expliqueriez ça comment ?
- Un « jumeau né seul » se sent coupable de la mort de son co-jumeau, ou plutôt coupable d'avoir survécu, lui. C'est comme s'il se disait : je n'ai pas réussi à le secourir, j'ai pris sa place. Alors, il essaie de payer sa dette en se sacrifiant pour les autres. Vous me l'avez dit vous-même plusieurs fois : vous estimez avoir eu de la chance dans la vie, donc vous ne vous autorisez pas à en demander davantage.
- Comment je peux savoir si ce que vous dites est vrai, si j'ai vraiment eu un jumeau perdu ?
- Bien souvent, Laura, on n'a pas de réponse absolue à ce genre de question. Peut-être que votre mère le sait ou le soupçonne, mais vous n'aurez peut-être jamais de vraie preuve de ce que j'avance. Certains patients font de l'hypnose, mais je ne pense pas que vous êtes prête à ce genre de chose.
Je secouai la tête : il ne fallait pas trop m'en demander, en effet. La thérapeute ajouta, pensive :
- En revanche, je pense que vous avez besoin d'essayer de trouver des réponses et de faire une vraie démarche pour cela.
Je pensai à Andy et me promis de lui demander de l'aide dès que possible. Il saurait me dire par où commencer, il me donnerait de bons conseils et saurait tempérer mon impatience. Comme si elle lisait dans mes pensées, Mme Mélodie continua :
- Vous cherchez un double, depuis toujours. Vous cherchez à combler un vide depuis votre plus tendre enfance par le biais d'une relation fusionnelle à deux. L'absence de votre mari accentue ce manque et la solitude vous renvoie à de mauvais souvenirs. Vous devez chercher à vous connaître pour avancer et parler à votre mari, lui expliquer les vraies raisons qui vous poussent à vous remettre en question.
Elle regarda sa montre et me sourit en prenant son agenda :
- On se revoit à la fin de vos vacances, vers la fin août ?
D'emblée, j'adorai la maison d'Andy et Pierre...

Le syndrome du jumeau perdu, par Alfred et Bettina Austermann
Près d'un être sur dix n'est pas seul dans le ventre de sa mère au moment où commence le voyage de la vie... Si l'un des jumeaux meurt, le survivant subit un choc énorme dont il n'est pas conscient plus tard. Un grand vide subsiste dans son âme, et cela a un impact sur sa vie entière. Une mélancolie profonde, un sentiment de solitude et de culpabilité inexplicables peuvent être les conséquences de ce deuil précoce.
Dès le premier instant de la conception, nos perceptions s'inscrivent dans nos cellules. Nous enregistrons ce qui se passe autour de nous. Nous pouvons percevoir la relation entre nos parents et les sentiments de notre mère tandis que nous grandissons dans son ventre. Nous pouvons sentir notre frère ou notre sœur. Nous entendons son cœur battre. Un jour cependant, l'autre cesse de grandir. C'est un choc.
Après la naissance, nous avons oublié. Mais ces sentiments ont-ils disparu sans laisser de trace ?
Editions Le souffle d'or, Naître et grandir