
Résumé : Sophie se réveille dans les environs du village de Marcilhac-sur-Célé, incapable de se souvenir comment elle est arrivée là. Sa mémoire est un champ de mines, où chaque détour de rue peut provoquer une réminiscence... ou bien une crise d'angoisse. Qui se cache derrière les indices laissés sur son chemin ? Qui a intérêt à la garder volontairement dans l'ignorance ? Qui, dans ce village peuplé d'inconnus très accueillants, est un véritable ami ?

Au premier jour, les entrailles de la Terre s'ouvrirent.
Il faisait à peine jour quand il ouvrit les yeux, avec une impression de lourdeur dans les paupières. Une barre de douleur se mit immédiatement à pulser derrière ses yeux clos et sa bouche était pâteuse, comme s'il avait trop bu la veille... Sans bouger, il chercha à se remémorer ce qui pouvait causer ces symptômes désagréables : il se revoyait dîner sobrement avant d'aller se coucher, sans abuser. D'où venait ce sentiment d'ivresse mal digérée ? Le lit lui parut soudain si froid qu'il frissonna. Avec effort, il regarda l'heure sur le réveil et lut : six heures du matin. Trop tôt... Le mouvement lui fit tout à coup prendre conscience du vide à ses côtés dans le grand lit et la mémoire lui revint brutalement, le réveillant tout à fait.
- Elle est morte ! pensa-t-il. Quelle nuit atroce, pas étonnant que j'aie la nausée. J'ai à peine dormi.
Il tâtonna, palpa la place à côté de lui, si froide entre les draps. Que cherchait-il ? Comme s'il regrettait la présence chaude qui était encore là hier matin. Non, c'est vrai, il ne voulait pas la tuer... C'était un accident ! Il l'aimait. C'était un accident ! Malgré la nausée et le mal de tête, il repoussa ses draps avec une sorte de rage, se redressa en grimaçant, alluma la lumière et chercha maladroitement ses chaussons au pied du lit. Il se leva, fit quelques pas sur le vieux plancher qui gémit sous son poids, puis se dirigea vers la salle de bains. Après avoir satisfait un besoin naturel, achevant définitivement de le ramener à la réalité, il resta à se contempler dans le reflet du miroir au-dessus du lavabo où il se lavait les mains :
- Je devrais peut-être retourner là-bas, songea-t-il. Il est encore tôt, je pourrais essayer de faire disparaître son corps. Hier soir, il faisait nuit, j'ai pas osé descendre, mais là...
Il se ressaisit en secouant la tête. Non, non, ne surtout pas retourner sur les lieux du crime ! On est toujours tenté de retourner pour vérifier qu'on n'a rien oublié, les policiers le savent bien, et c'est comme ça que les assassins se font attraper :
- Assassin, ce mot est étrange, prononça-t-il à haute voix. Je suis un assassin. Non, c'est pas vrai ! C'était un accident !
Pourtant, ce mot n'était pas désagréable dans sa bouche. Il en retirait même une certaine satisfaction. Il le murmura encore une ou deux fois en souriant avant de s'étirer, ravivant les restes de sa migraine qui s'en allait doucement.
- Ce qui est fait est fait. C'est un accident, elle est morte en tombant toute seule, ça arrive. Personne ne savait qu'elle était chez moi, ici, donc je ne suis pas impliqué, d'aucune façon ! Il suffit que je fasse le mort le temps de l'enquête, et après, ce sera terminé.
Il sourit à sa propre blague puis se reprit. Elle allait lui manquer, tout de même. Il l'aimait... à sa façon... Mais il l'aimait. Il n'avait pas voulu qu'elle meure. C'était de sa faute à elle, après tout, elle n'avait pas à l'énerver, aussi, ni à fourrer son nez partout. Chacun son jardin secret, elle aurait dû le comprendre. Il descendit les deux escaliers de bois jusqu'au au rez-de-chaussée de sa grande maison, encore bien sombre malgré les premières lueurs du jour qui filtraient entre les volets clos, et se dirigea vers la maie qui renfermait les promesses de son petit-déjeuner. Il ouvrit le lourd couvercle en bois et se pencha à l'intérieur du coffre où il entreposait les grosses tourtes à l'ancienne. Vide. Il pesta. Plus de pain ! Il allait devoir se contenter de biscottes au petit déjeuner et aller à la boulangerie du village aujourd'hui. Il en profiterait pour glaner des nouvelles...
Elle frissonna dans son sommeil et sa première pensée fut, naturellement, que la couette était tombée du lit et qu'il fallait la récupérer pour se rendormir bien au chaud. Cependant, au moment de donner l'ordre à son bras de bouger, sa conscience lui sembla lointaine, comme engourdie. Impossible de bouger, ni d'ouvrir les yeux. Les sons lui parvenaient très étouffés, les sensations de son corps était anormalement absentes, comme si son sommeil lui était imposé par quelqu'un d'extérieur. Était-elle à l'hôpital ? Sous sédatifs ? Comme c'était étrange de pouvoir formuler des pensées claires et rationnelles, alors que toute sa conscience lui semblait enfermée dans le noir et le silence. La panique commença à monter en elle : je veux me réveiller ! Le mot " coma " flotta dans son esprit... Non ! Je ne veux pas être enfermée dans un corps de légume, je veux me réveiller ! Je veux me réveiller !
Le sursaut d'adrénaline suffit à lui rendre conscience de son corps, mais ce fut pour que la douleur, jusqu'ici sournoisement maintenue sous contrôle par la mise en veille de son cerveau, se manifeste à son tour. Cela commença par la nuque, puis cela irradia dans sa tête, puis dans sa colonne vertébrale, pour diffuser dans ses bras et ses jambes. Tout son corps lui faisait mal, mais surtout sa tête. Elle essaya de bouger, mais l'élancement dans sa nuque l'en empêcha. La peur se répandit encore plus vite et supplanta la douleur : ouvrir les yeux, voir, savoir ! Elle fit un effort surhumain et ses paupières s'écartèrent enfin. La lumière l'éblouit un instant, rendant insupportable la migraine qui la harcelait, mais elle insista. La terreur lui donnait le courage de mobiliser son corps brisé par la douleur : il fallait qu'elle sache où elle était et ce qui se passait !
Elle vit d'abord le ciel, bleu pâle, puis les taches vertes des arbres. Sa vision s'éclaircissant peu à peu, elle distingua des roches autour s'elle, une sorte de cylindre ovale de roches, qui montait vers le ciel, plongeant vers un puits de lumière. Elle pensa vaguement au paradis, mais se reprit rapidement : son corps retrouvait également des sensations et celle du chaos acéré sur lequel elle reposait n'était pas cohérent avec ce qu'elle avait pu entendre des " expériences de mort imminente ". Elle ne flottait pas : elle était étalée sur le dos, tout au fond d'un gouffre. Les sons, de moins en moins étouffés à mesure qu'elle revenait à elle, lui confirmaient qu'elle était dehors : des chants d'oiseaux, le bruit du vent dans des feuilles... Cela la rassura : elle était tombée, elle avait eu un accident, mais elle était vivante et consciente. Il fallait juste qu'elle sorte de ce trou.
En fallait-il réussir à bouger ! Elle entreprit de replier ses doigts et...

