MANOURK
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UN RENARD LONG À APPRIVOISER


Résumé : Tu t'appelles φ et tu as changé ma vie. Au début, tu étais craintif, sous tes airs débonnaires, et il m'a fallu user de temps et de patience pour t'approcher. Mais je suis patiente, lorsque je n'ai pas le choix. Et, lorsque j'ai fini par t'apprivoiser, cher Renard, comme le Petit Prince, il a fallu te quitter. Nous avons marché ensemble deux ans et trois mois ; c'est peu, mais cela suffit, parfois...

Extraits choisis

Chapitre 1 : Chagrin d'amitié

Samedi 8 Juillet 2017

Cela ne fait même pas une semaine que je suis allée te voir jouer Hamlet à l'auditorium. Je n'en reviens pas, perdre autant en si peu de temps. Tu dis avoir la mémoire de tout ce qu'on te dit ; tu n'imagines pas la mienne.

Ce soir-là, j'avais le trac. Un bête trac ; je savais que tu accordais de l'importance à ta prestation, que tu voulais que ce soit parfait et que tu n'aurais pas aimé les imperfections, celles de ta troupe et à fortiori les tiennes. Pour toi, j'avais le trac. Et je n'aime pas trop le théâtre, il faut le dire, je craignais de devoir te mentir pour te dire "c'était super". Je déteste te mentir.

Et pourtant, dès la deuxième scène, je me suis détendue. Le spectacle était de qualité : votre professeur présentait bien, sans excès et sans fioritures, mais en apportant toutes les précisions dont la néophyte que je suis avait besoin. J'ai suivi avec intérêt ces couples qui mimaient les échecs, les rencontres, les querelles... J'ai tremblé devant cet amour naissant sur un port russe. La reine d'Angleterre m'a laissée de marbre. Et Hamlet est arrivé, je l'attendais : j'ai presque cru déceler dans la voix de ton professeur une note particulière à l'appel de ton nom. Est-ce parce qu'il a réussi, lui aussi, à déclencher ton courroux ? Comme je l'ignorais, samedi dernier, que nous aurions ce point en commun...

Une femme, seule, sur la scène, censée figurer ta mère. Et soudain, tu entres, vivement, presque violemment, vêtu de rouge. Je souris ; le rouge c'est ta couleur, tu l'aimes et elle te le rend bien. Encore une différence entre nous, je suis plutôt bleue. Mais j'aime le rouge quand il te met en valeur, et il le faisait ce soir-là. Dès ta deuxième phrase, tu n'étais plus φ, mon ami, professeur de physique au lycée Montaigne. Tu étais Hamlet.

Au début, Hamlet est en colère et cette colère, que tu jouais, était plus vraie que nature. J'en avais même peur pour ta partenaire de scène mais j'ai vite senti que sous tes mouvements amples et violents, tu t'arrêtais juste à temps. Je fus impressionnée par cette force maîtrisée que tu avais et je me demandai si tu l'avais aussi dans la vraie vie. Une rage, profonde, contenue, mettre les doigts autour d'un cou, contracter les muscles des bras et du dos... mais ne pas serrer. Je me suis dit, en riant, qu'il ne faudrait jamais que je t'énerve. Cruelle ironie.

Par la suite, Hamlet se calme, il devient un fou tranquille. Tes yeux ne sont jamais devenus fous : tu les as faits rêveurs, en regardant ce père imaginaire au loin, en lui parlant. Tu vibrais avec lui, tu étais quelque part au fond de la pièce, loin au-dessus des spectateurs. J'ai fermé les yeux, j'ai guetté les imperfections de ta voix, il n'y en avait pas.

Trois autres scènes et te voilà revenu avec ton Hêtre. Seul, cette fois-ci. J'ai ressenti ton stress dès la seconde où tu es entré ; tu étais habillé de blanc... Et là, catastrophe : ton professeur prend une respiration pour une hésitation et il te souffle ton texte. Toi, le perfectionniste ! J'ai maudit ce type dans mon for intérieur : il avait mis un coup de hache dans le hêtre. Le reste du texte, tu l'as dit avec la vague conviction du bon comédien qui veut terminer avec ferveur. Mais ton âme, où était-elle ?

Je savais déjà que tu serais mécontent de toi, pour une simple respiration d'arbre, un peu trop longue. Je voulais te dire que cette petite imperfection t'avait rendu tellement humain à mes yeux. Je n'aime pas la perfection, elle n'est pas naturelle, c'est un manque d'entropie, la loi physique du désordre. La vraie beauté ne peut qu'être imparfaite, le monde ne peut être que gris, il ne sera jamais blanc ou noir. Je voulais te dire que cette petite lichette de faute dans ton jeu n'a fait qu'augmenter l'affection que je te porte.

Mais il fallait sortir vite et, de plus, tu étais blafard. Je t'ai embrassé sur les deux joues, je t'ai dit des banalités et, comme à chaque fois que je veux rester, j'ai fui. Je me suis persuadée que tu n'étais pas en état de discuter ce soir, qu'il fallait que tu fasses retomber la pression et qu'on en discuterait plus tard. Il ne faut jamais remettre rien à plus tard, mon "plus tard" est mort, à peine quatre jours plus tard.

Chapitre 2 : Chemnitz

Mercredi 7 mars 2018

La neige est encore là, le mercredi matin. Je réalise sur le chemin du Gymnasium que mon choix de chaussures n'était pas stratégique : des chaussures en toile... Je barbotte rapidement dans mes chaussettes, ce qui présuppose une journée à mariner dedans. Oui, je sais, c'est idiot de partir avec des chaussures en toile en Allemagne de l'Est en hiver ! Ce matin-là, je m'imbibe lentement sur le chemin tandis que tu profites de la promenade pour photographier les maisons en ruine que l'on croise. Tu te fais un album des beautés du Goulag, constate-je, blasée...

Au lycée, Torsten m'envoie étudier les cours de biologie. L'enseignante s'appelle Silke et elle enseigne aussi le français. En effet, en Allemagne, les enseignants choisissent deux disciplines lors de leur cursus, et ils enseignent les deux. Elle me montre le laboratoire de SVT, vaste, mais très vieillot, peuplé d'affiches comme nous avions dans nos écoles primaires il y a vingt ans. C'est à la fois charmant et désuet. Les lycées en France sont bien équipés, finalement. J'assiste à un cours sur le chloroplaste et la photosynthèse... en allemand...

Une fois ce cours terminé, il est presque midi et nous nous retrouvons en salle des professeurs. Karine, que nous apprécions de plus en plus, nous convainc de l'accompagner au Komplexe Leistung, une sorte d'oral de fin de cycle où les élèves présentent un projet individuel. Le jeune en question a travaillé sur le langage des jeunes en France, et en français, qui plus est. La présence de trois francophones dans l'assemblée est un formidable atout. C'est intéressant et nous restons fort longtemps, à la fin de la présentation, pour discuter avec Karine.

Au bout d'un moment, il se fait faim... Nous avons été plus prudents sur les quantités au petit déjeuner mais, à présent, nous le regrettons... car il n'y a pas eu d'en-cas ce matin-là ! Nous gagnons le centre-ville vers 16h, l'estomac dans les talons. Au pied de l'ancien hôtel de ville, il y a un marché et un charmant carillon qui ne nous arrête pas. Nous nous échouons finalement dans une pizzéria, vide, tout près d'une fenêtre.

Une heure plus tard, enfin rassasiés, nous commençons notre visite touristique de Chemnitz. Première visite : la tête de Karl Marx, symbole de la ville, qui s'est fait rebaptiser Karl-Marx-Stadt pendant la période soviétique. Je peine à trouver de la beauté dans cette austérité est-allemande. Nous continuons par la place du théâtre, l'opéra et les musées d'art. Après avoir contourné la Petrikirche, nos pas nous mènent dans un quartier nommé Brühl. C'était un lieu très étrange : tout semble rénové, mais vide, comme un quartier fantôme.

Anne et toi, vous semblez très intéressés par ce moment de l'histoire post-soviétique qui semble se jouer ici. A priori, ce quartier aurait été aménagé à la fin de la période soviétique, mais il n'a jamais été utilisé. La ville de Chemnitz essaie d'en faire un lieu de culture et d'art. Nous avançons dans une longue rue, décorée de peintures et de sculptures, des immeubles de chaque côté, et dans un silence omniprésent. Moi, je ne sais pas ce qu'on fait là, j'ai décroché, j'en ai marre. Je trouve cet endroit glauque et moche, j'ai envie de rentrer.

Nous bifurquons enfin, retraversons la rivière éponyme de la ville, photographions la cheminée bariolée qui fume dans le coucher de soleil et marchons lentement vers la ruelle du Schloßberg, en quête d'un petit restaurant. Le premier rencontré nous ouvre la porte et nous nous installons, épuisés, à une petite table. Est-ce la fatigue ? Peu à peu, nous nous acheminons vers des fous-rires merveilleux. J'ai commandé un jarret de porc, en souvenir de ma vie à Mainz. Enorme, bien sûr. Et, bien évidemment, je lutte vaillamment pour le terminer. Ce jarret est la porte ouverte à des plaisanteries qui n'en finissent plus. Vous m'encouragez, tout en menaçant de me dénoncer au syndicat des cochons pour abus de consommation de jarret...

Pour couronner le tout, les serveurs ne sont pas très sympathiques avec nous et n'apprécient que moyennement de nous voir rire comme des bossus. Au bout d'un moment, ils nous mettent littéralement dehors. Quelle soirée ! Remonter la ruelle est une véritable épreuve pour nos estomacs lestés, surtout le mien, une vengeance du syndicat des cochons, je suppose. Je me couche enfin, heureuse, et sans plus aucune appréhension sur la qualité de notre entente.

Chapitre 3 : J'ignorais

Mercredi 21 novembre 2018

[...] "Merci de ce retour. Je comprends, il m'arrive également de me dire que je suis allé trop loin. La difficile faculté d'être parfois nous joue des tours. Que j'aimerais aussi être stable, linéaire et sans écueil mais que ces galets sont chiants. Et si nous sommes ainsi, cherchons à modérer ces endroits désagréables mais sachons aussi les accueillir car après tout ils font partie de nous. Non ?"

Vendredi 18 janvier 2019

[...] Mercredi dernier, tu m'as écrit : "La curiosité est ton moteur [...] BisouX itouX (je me disais hier ou ce matin que j'étais content de notre rencontre et du tour qu'elle prend, dans mon temps et tes questions et même maintenant dans mes réponses sans tes questions hihihihi). Allez fonce". C'est sans doute le plus beau cadeau que tu m'aies fait. Merci du fond du cœur.

Quelques notes de l'auteur

Le livre est terminé, mais je ne sais pas encore ce que j'en ferai. Il relate une amitié qui a balbutié, qui est passé par des moments très difficiles, mais qui a fini par s'épanouir d'une étrange manière. C'est un récit très personnel... sans doute trop pour être publié pour le moment. J'ai donc imprimé quelques exemplaires pour moi en attendant l'inspiration quant à la destinée de ce texte. Mais φ aimait trop faire de belles rencontres pour rester ainsi enfermé !

Retour vers la liste des Romans Source de l'image : île de Tatihou, Cotentin (Aquarelle - E.B.)