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EBONY CELLO


Résumé : Qui a dit que la musique avait une couleur de peau, une culture, une origine sociale ? Qui a dit qu'une jeune sénégalaise n'avait pas le droit de jouer du violoncelle ?

Née dans un quartier populaire de Dreux, Ebony baigne depuis toujours entre la culture africaine et les règles tacites qui régis-sent la vie dans la cité. Un jour, le hasard l'amène dans une salle du conservatoire de musique où elle croise la route d'un instrument qui ne lui était pas destiné...


Extrait

Prologue

La petite salle est pleine de monde, ce matin-là. Les gens se pressent sur les bancs, d'autres sont debout, alignés contre les murs peints d'un jaune pâle impersonnel. Dans le silence, on entend parfois un reniflement ou un chuchotement bien vite étouffé. Au premier rang, c'est la famille, des neveux et des nièces, qui ont déjà une bonne cinquantaine d'années, des cheveux blancs et des calvities qui pointent. Personne ne pleure vraiment, en fait. Alain ne s'est jamais marié et il n'a pas eu d'enfants. Il n'est pas le grand-père adoré des jeunes de vingt ans qui s'ennuient au deuxième rang. Il n'est que le grand-oncle, un grand-oncle célèbre certes, mais qui n'a pas été souvent là aux repas de famille. Alain a eu une vie riche et longue, mais assez solitaire. Ce sont plutôt des connaissances et des admirateurs qui peuplent cette salle, aujourd'hui. Un peu parce qu'ils l'ont connu, un peu par curiosité.

Dans les discours qui se succèdent au micro, on entend surtout parler de son talent. C'était un musicien hors-pair qui, à quatre-vingt-cinq ans, jouait encore formidablement bien du violoncelle. On évoque sa carrière de près de vingt-cinq ans au CNSM de Paris, presque autant à l'orchestre philharmonique de Radio-France, ses nombreux élèves qui ont intégré les plus grandes formations après être passés entre ses mains. Un excellent pédagogue, répètent ses anciens collègues, en hochant la tête, en connaisseurs. Il a formé les plus grands violoncellistes d'aujourd'hui, dit-on. D'ailleurs, des doigts tendus montrent discrètement Claire Neuringer, assise au premier rang aux côtés de la famille, qui est devenue une violoncelliste célèbre et a interrompu sa tournée aux Etats-Unis pour venir à l'enterrement de son grand maître...

Tout à l'heure, en début de cérémonie, Amar, un autre de ses anciens élèves ayant entamé une carrière musicale prometteuse, a joué la "cantate pour violoncelle seul", qu'Alain a composée lorsqu'il avait une quarantaine d'années. Les gens, dans la salle, ont senti les larmes leur monter aux yeux tant la musique était mélodieuse. Alain aimait composer des morceaux à l'ancienne, avec des accords qui sonnent bien à l'oreille, de la musique qui parle à tout le monde, simple, mettant en valeur l'instrument qu'il aimait par-dessus tout, le violoncelle. Alain a eu une vie entièrement dévouée à la musique. L'employée de la maison funéraire, chargée de l'organisation de cette petite cérémonie civile, se lève après la dernière intervention et demande à l'assemblée :

- Est-ce que quelqu'un d'autre souhaite prendre la parole pour évoquer la mémoire d'Alain ?

Ses derniers mots s'éteignent dans un silence de plomb, durant lequel les uns et les autres se regardent, cherchant des yeux celui ou celle qui osera se lever. Au moment où elle ouvre la bouche pour conclure la cérémonie, un mouvement se fait sur le dernier banc, tout au fond et à gauche de la salle. Une sorte de froissement, et une femme se lève. Elle a une soixantaine d'années et des cheveux gris, tirés dans un sobre chignon à l'arrière de la tête. Sa peau noire commence à être marquée par des rides autour de sa bouche et de ses yeux, mais elle est encore très belle. Dans cette salle où tout le monde est en noir, sa robe jaune miel dénote un petit peu. C'est étrange que personne ne l'ait remarquée plus tôt. D'un pas chaloupé, elle avance vers le devant de la salle et vient se placer à côté du cercueil.

Un homme, debout au fond, adossé au mur parmi les anciens collègues de l'orchestre de Radio-France, donne un coup de coude à son voisin :

- Tu sais qui c'est ?
- Non.
- C'est Ebony Cissé !
- Cissé ? Celle qui a composé le concerto pour violoncelle et kora qu'on a joué à l'orchestre il y a deux ans ?
- Oui. Tu te rappelles, c'est son frère, Ousmane Cissé, le koriste qui avait joué avec nous. C'est à elle qu'on doit tout le programme franco-sénégalais de la Maison de la Radio. Elle a été son élève, ajoute-t-il en désignant le cercueil du menton. Et même plus, d'après ce qu'on dit.

Pendant ce temps, la femme noire a commencé à parler, en s'adressant directement à la boîte en bois. Son accent a encore un peu les couleurs de l'Afrique et son sourire ignore délibérément la mort du corps éteint, allongé à l'intérieur :

- Cela fait un moment qu'on ne s'est pas vus, n'est-ce pas ? Je voulais juste te dire, avant que tu t'en ailles, que je ne sais toujours pas si j'ai pris la bonne décision de partir, ce jour-là...

Chapitre 1

1

- Passons au cas d'Aïssatou. Aïssatou Ebony Cissé, précise le principal, en regardant s'afficher à l'écran le relevé de notes trimestriel accompagné de la photo d'une gamine noire à l'air sérieux.

Certains profs, ceux qui n'ont pas encore retenu tous les prénoms des élèves de la classe, relèvent la tête et regardent l'écran :

- Ah, oui.

Le principal, avec indifférence, commence la lecture du bulletin, qui est assez moyen, sans être catastrophique :

- Aïssatou a onze virgule trois de moyenne générale, quelques absences non justifiées, quelques retards...
- Uniquement le matin à 8h, précise le CPE.
- Elle a du mal à se réveiller ? Bon, ce n'est pas très fréquent, cela ne justifie pas une mise en garde absences. A surveiller. Vous me lisez l'appréciation générale, Mme Dubois ?
- Des résultats moyens, bien en-dessous de ce que vous pouvez faire. Soyez plus active en cours et cessez les bavardages avec votre voisine, prononce la professeure principale en lisant l'écran. Je ne propose pas de mention positive.
- Peut-être une mise en garde comportement ? intervient un grand barbu. En maths, elle et Rania sont particulièrement pénibles, parfois à la limite de l'insolence.

Un silence se fait. Le grand barbu qui vient de parler est un jeune prof qui est arrivé cette année dans le collège. C'est sa première affectation, il est néo-titulaire et, comme beaucoup, il a atterri ici avec ses quelques points de débutant. Lui aussi a vu, sur sa feuille d'affectation au mois de juin dernier, ces mots qui font pâlir : collège Louis Armand, classé REP +, Dreux. Le message est clair : tu vas souffrir et tu vas compter les mois en espérant ta mutation, quitte à te pacser avec ton meilleur ami, vivant dans l'académie de tes rêves, pour avoir assez de points pour partir...

Mais dans la salle, une autre enseignante a choisi cette vie. Elle a une bonne cinquantaine, des rondeurs, un survêtement de sport en toute occasion, elle est prof de biologie et elle est là depuis vingt ans. Elle a décidé de vivre dans un petit quartier résidentiel qui jouxte les immeubles de la cité et a fait de cet endroit le combat de sa vie. Elle aurait bien assez de points pour quitter le collège, Dreux, l'académie même, mais elle reste. Elle aime les gamins d'ici, les loulous des quartiers qui se calent au fond de la classe en attendant la sonnerie, ceux qui agressent et qui ont des yeux d'écorchés vifs, ceux qui restent après le cours pour bavarder et avoir, enfin, un peu d'attention de la part d'un adulte.

Elle lève la main pour intervenir et tout le monde l'écoute, même le principal, avec une attention quasi religieuse :

- Je ne pense pas que ce soit justifié. Aïssatou se laisse influencer par Rania, mais elle reste quand même plus sérieuse dans l'ensemble.
- Sérieuse ? renchérit une autre. Tu l'as déjà vue travailler ?
- Oui, il y a un manque de travail, admet la femme en jogging en souriant. Mais je pense qu'elle est curieuse et maligne. En tous cas, plus que Mamadou-Bocar...
- Mamadou-Bocar ? interroge le nouvel arrivant
- Son grand frère. Il était chez nous il y a trois ou quatre ans, non ?

Le CPE affiche à l'écran les informations relatives à la situation de famille : l'aîné a eu dix-huit ans.

- Il a dû passer son bac cette année.
- Penses-tu ! Il n'est même pas allé au lycée. Je le vois traîner dans le quartier à n'importe quelle heure de la journée. On a tout essayé avec lui, rendez-vous d'orientation, stage au lycée pro, mais dès qu'il a eu seize ans, il a quitté l'école sans hésiter. Aïssatou n'est pas comme ça.
- Elle a d'autres frères et sœurs dans le collège ? demande le principal qui semble toujours dans la lune.
- Sa petite sœur est en cinquième cette année, répond la prof de français en fronçant le nez. Dialikatou. Une vraie petite peste...
- En effet, constate le CPE. On entend beaucoup parler d'elle à la vie scolaire. Aïssatou est beaucoup plus discrète. Je ne pense pas qu'une mise en garde se justifie.

Le prof de maths se renfrogne sur sa chaise. Il aurait voulu aligner cette petite insolente qui le toise régulièrement de ses yeux noirs, sans dire un mot, muette et têtue. Tant pis, il se vengera sur le cas de Rania. La prof de sciences naturelles, elle, acquiesce précipitamment :

- A mon avis, Aïssatou n'est pas vraiment responsable de ses retards et de son manque de travail. Je la vois régulièrement au Leclerc des Bâtes...

Elle n'ajoute pas que la gamine fait semblant de ne pas la voir dans le supermarché, baisse la tête en poussant un caddie énorme, rempli de nourriture et d'autres articles de la vie courante. Aïssatou a honte d'être vue en train de faire les courses au lieu de traîner avec ses copines dans le quartier. Sa fierté n'est qu'une façade, pense la professeure. Dans la vie, elle essaie juste d'être assez adulte pour gérer le quotidien de sa famille à la place de ses parents.

Ce n'est pas la première fois que la vétérane du collège, logée au sein du quartier des Bâtes, est confrontée à ce genre de situation. Souvent, l'aînée des fratries des "zones défavorisées", comme on dit pudiquement, aide sa mère, voire la remplace lorsque celle-ci est trop occupée ou démissionnaire. Elle fait faire les devoirs aux cadets, fait les courses et à manger... Cette responsabilité se trahit, au collège, par des absences régulières aux cours de huit heures, parce qu'il faut amener les petits à l'école. Les sanctions sont inutiles : jamais ces jeunes filles n'iront protester contre leur sort. Le collège passe après la famille et c'est tout. La professeure refuse la double peine pour elles...

- Je pense que c'est elle qui gère toute la fratrie, ajoute-t-elle avec compassion. Elle doit avoir encore des frères et sœurs plus petits...

Tout le monde se tourne vers l'écran où le CPE lit :

- Oui, il y en a encore deux après Dialikatou. Bransan-Dial, sept ans, et Ousmane-Woury, trois ans.

Le grand barbu soupire. Il commence à connaître ces familles à rallonges qui essaiment des gosses partout dans les établissements scolaires du quartier. Dès qu'on s'est débarrassé d'un aîné qui a posé des problèmes pendant les quatre années de son collège, il y a un cadet qui arrive et qui recommence les ennuis dès la sixième. Certains noms de famille sont devenus des sources d'angoisses récurrentes pour certains enseignants. Le patronyme Cissé sera de mauvais augure dans les prochaines années, pense-t-il. Lui ne connaît qu'Aïssatou et, a priori, c'est la plus sympa du lot. Il n'a pas hâte d'avoir la petite sœur et espère être parti d'ici quand les deux suivants arriveront au collège.

La collègue de SVT l'énerve depuis la rentrée à toujours défendre les veuves et les opprimés. Il faudrait qu'elle admette que certains élèves rendent les cours insupportables et gâchent les apprentissages des autres, ceux qui ont la volonté de s'en sortir. S'il n'y avait pas Rania, il ne serait pas obligé de s'interrompre toutes les deux phrases pour demander le silence et les séances ne se termineraient pas une fois sur deux par un conflit et une exclusion de cours. La petite Mélissa, si sérieuse au premier rang, avec ses habits trop grands, vit aussi dans les barres d'immeubles vétustes que l'on voit depuis les fenêtres. Elle a droit, elle, à une scolarité normale !

Aïssatou n'est pas une élève si difficile, mais elle soutient son amie lors des conflits. La loi du quartier. Rania ne serait pas si insolente et agressive si elle ne se sentait pas suivie par ses camarades. L'enseignant aimerait que cette dynamique négative cesse et, pour cela, il faudrait couper toutes les têtes de l'hydre. Sanctionner chaque retard, chaque mot insolent, chaque devoir non rendu, avec une parfaite équité, pour la réussite de toutes les petites Mélissa méritantes qui n'ont jamais posé de souci à qui que ce soit.

Il se fait tirer de ses pensées par sa voisine de table, enseignante en anglais, qui prend parti à son tour dans la discussion :

- Elle doit s'occuper de tout à la maison, les parents ne doivent pas être très présents.
- Le père est décédé il y a quelques années, ajoute un autre. Aïssatou était en sixième, je crois.
- Oui, je me souviens, renchérit le CPE. La mère ne parle pas un mot de français. Je les ai convoquées, suite au décès du papa, et c'était la jeune qui faisait la traduction.
- Ils sont en France depuis longtemps ?
- Aucune idée. Je sais qu'Aïssatou est née au Sénégal.
- Ils parlent français au Sénégal, non ? intervient le prof de maths qui, décidément, n'a pas envie de faire de concessions.
- Il y a plein de dialectes, en Afrique, rétorque le prof de géographie, en connaisseur. Le français est la langue officielle, mais il n'est pas parlé par la majorité des gens.

Le silence s'installe de nouveau. La nuit tombe, tout le monde est fatigué après la journée de cours et les conseils de classe qui s'enchaînent jusque tard dans la soirée. Le principal du collège semble émerger de sa rêverie et tranche d'un ton anormalement énergique :

- Bon, pas de mise en garde pour Aïssatou. Mais il faudra qu'elle fasse attention à son comportement le trimestre prochain, on ne sera pas gentils toute l'année comme ça. Vous lui direz, les délégués.

2

- Je vous ai donné un exercice à faire, ce serait bien que vous vous y mettiez !

Ebony relève la tête tout en saisissant précipitamment son stylo pour faire mine de travailler, mais le prof ne la regarde pas directement. Aucun élève n'est vraiment concentré, en cette fin d'après-midi. La plupart d'entre eux discute à voix basse...

Mars 2022

Pour le moment, je te dessine. J'ai hâte de te rencontrer, je suis sûre que tu as plein de choses à me raconter...

T'apprivoiser, Ebony, te faire grandir dans ma tête, le temps qu'il faudra. J'irai à Paris, j'irai sur tes traces. Je demanderai à des musiciens de me décire ton univers, et je découvrirai ton monde. Alors, je t'écrirai et le monde te découvrira

Ebony - dessin 1, mars 2022 (carré conté - E.B.) ; Ebony - dessin 2, juin 2022 (carré conté - E.B.)